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Fiction yaoi: Un jour prochain

Publié le par Nakimitsu Chiaki

Un jour prochain

 

 

Attention: relation entre hommes (-16)

(c) Nakimitsu Chiaki - 2011 ~

 

 

 

"Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni son cœur, ni ses faiblesses." - Aragon

 

 

     Un matin, alors qu'il n'avait encore que douze ans, Risei Junki s'était fait à l'idée que sa vie ne valait pas la peine d'être vécue. Lui qui n'avait jamais rien fait allant à l'encontre de la loi ou de la morale s'était finalement dit, après plus de dix ans de vains efforts, que quitte à toujours se faire punir par la main imbibée d'alcool et aux ongles jaunis par la nicotine de l'homme qui avait à moitié violé sa mère pour lui donner naissance, autant que ce soit réellement pour avoir fait quelque chose de mal. Il en avait assez d'être privé de repas plusieurs jours d'affilée parce qu'il avait cherché un peu de chaleur dans les bras de sa mère, assez de voir des traces de sang - de son sang - sur le sol, les murs et les quelques meubles qui tenaient encore debout dans la ruine insalubre qui leur tenait lieu de maison; il ne supportait plus la vision de sa mère recroquevillée dans un coin alors qu'il se faisait battre avec des ceintures ou des martinets. Parfois, il recevait même de la vaisselle dont les débris s'incrustaient dans sa peau, laissant ses plaies à vif. Mais Junki s'était complètement déconnecté de cette réalité, qui ressemblait plus à mauvais film noir sans le moindre rebondissement qu'à une vie sur Terre, et en douze ans il était parvenu à presque oublier la douleur des coups que lui infligeaient son paternel. En contrepartie, son visage lorsqu'il était devant lui ne trahissait plus le moindre sentiment, il devenait une véritable statue de cire, un sac de sable sur lequel son père laissait échapper toute sa colère complexée, non sans un petit rictus de satisfaction chaque fois que ses coups atteignaient sa cible.

 

     N'étant encore qu'un préadolescent, Risei Junki était devenu totalement insensible et froid devant la violence, et s'était persuadé que cet amour que les gens se tuaient à chercher n'était qu'un abominable ramassis des pires souffrances et injustices. Le matin où il s'était rendu compte qu'il pensait ainsi, le garçon s'était juré que son père paierait et que sa mère serait sauvée.

 

* * * 00

 

     Le soleil commençait à chuter à l'ouest, marbrant le ciel d'un dégradé de couleurs allant du bleu au violet, mariant le rose à un jaune des plus éclatants. C'était le moment pour Risei Junki de passer à l'action. A vingt ans, le jeune homme à peine adulte était déjà bien connu des services de police. Dans son casier judiciaire bien rempli, on pouvait lire toutes sortes de déclarations, les plus redondantes étant "agression à main nue" ou "violence physique sur individu". Junki avait une réputation de faiseur de troubles déséquilibré et extrêmement violent, n'utilisant d'autre arme que ses poings sur ses victimes. Il avait abandonné les études alors qu'il n'était encore qu'au collège et depuis passait son temps à dormir dans des squats le jour et à se battre avec tous ceux qui avait le malheur de passer devant lui la nuit. Il essayait de rentrer chez lui le moins possible, sachant qu'un alcoolique notoire l'attendrait en chancelant, le poing levé, et que sa mère le supplierait du regard de ne pas s'approcher, n'ayant plus aucune confiance en l'homme, quel qu'il soit.

 

     Il se débrouillait donc chaque matin pour trouver un endroit où dormir, où il n'y avait pas trop de fumer de hasch, pendant que tous les honnêtes citoyens allaient travailler, pensant sans doute aux saloperies qu'ils allaient faire le soir venu. Puis une fois le soir venu il errait à nouveau dans les ruelles, sa soif de vengeance et sa haine envers son géniteur lui faisant à moitié perdre l'esprit, la seconde partie étant en veille suite aux vapeurs des joints qu'il avait respirées en dormant. Pris dans une sorte de transe, il en venait parfois aux mains avec des lascars ayant malencontreusement croisé son chemin. Chaque fois, Junki perdait la notion du temps et finissait par s'imaginer à nouveau enfant, mais devenu assez fort pour lutter par lui-même. Enfin, il pouvait rendre la monnaie de sa pièce à son bourreau; il le massacrait et se réveillait tantôt une victime à moitié morte dans ses bras, tantôt au commissariat. Et c'est la seconde option qu'il prit, ce fameux jour.

 

* * * 01

 

     Risei Junki sentit une vague d'eau glacée lui éreinter le corps tout entier, ce qui eût pour effet de le réveiller instantanément. Ses hautes bottes lui avaient été retirées, il n'avait plus que son pantalon déchiré par endroits faute d'avoir pu le recoudre et une chemise blanche qui lui collait maintenant à la peau, laissant apparaître les nombreuses cicatrices qui zébraient l'échine qu'il avait tant dû courber autrefois. Il ouvrit lentement les yeux, encore affaibli par ses folies de la veille, et observa ce qui l'entourait. Sa vision, qui était floue à son réveil, gagna peu à peu en netteté, ce qui lui permit au moins de savoir ce qui lui arrivait, et accessoirement où il se trouvait, ce qui à vrai dire lui importait peu. Il était dans une petite salle sombre et confinée, et ses mains étaient liées au dossier de la chaise inconfortable et branlante sur laquelle il était assis.

 

     Tout autour de lui, des hommes en costume sombre et col relativement blanc en fonction de la fréquence à laquelle la machine à laver tournait étaient debout et semblaient le fixer, le visage dissimulé dans l'ombre, ou du moins si insignifiant qu'ils ne valaient pas la peine d'être vus. Des bribes de conversation lui parvenaient et semblaient lui être adressées, mais il avait l'esprit trop embrumé pour comprendre ce qu'elles disaient. Un second seau d'eau lui fut lancé  la figure, avec le récipient lui-même cette fois-ci, et il reçut le tout en plein sur le visage. Le choc du plastique dur et de l'eau glacée acheva de le réveiller et chassa les restes d’héroïne de la veille. Il était trempé jusqu'aux os, ses cheveux mouillés lui tombaient devant les yeux et se collaient sur sa nuque. Un des hommes en col légèrement grisâtre lui saisit le menton et le tira pour le faire se redresser sur sa chaise, lui sciant les poignets à l'occasion, ce dont Junki ne prit pas garde. Il voyait parfaitement bien à présent, et reconnaissait ce qui était une salle de garde à vue, une de celles d'où personne ne sort indemne, physiquement comme psychologiquement. Mais le jeune homme se fichait de cette salle, comme il se fichait de ce qu'elle signifiait,; pour lui, tout était mieux que l'enfer de son taudis. L'homme qui lui avait à moitié arraché la mâchoire se recula d'un pas et pris la parole, d'un ton de vieux bouledogue protégeant son territoire:

 

"- Tu sais pourquoi tu es là, salopard?

Junki ne répondit pas, il n'y voyait aucun intérêt.

- T'as presque tué un innocent! Tu commences à t'en rendre compte après cette douche, minable drogué!"

 

     Le vieux chien galeux continua de déblatérer un bon quart d'heure, mais Junki ne l'écoutait déjà plus. Non, il ne se rendait pas compte de ce qu'il avait fait, en quoi était-ce si grave? A vrai dire, ça ne lui faisait pas le moindre effet, sa conscience restait inlassablement tranquille. La seule chose qui l'animait encore était le souhait de battre son père à sang, à chair et à mort lente et douloureuse. Il s’était juré de le faire et il le ferait, peu en importaient les conséquences, en aval certes mais aussi en amont, avec les remontrances de ceux à qui il s'en prenait pour s'entraîner à se battre.

 

     Sa chemise était inondée et ne pouvait plus rien absorber, le froid de l'eau parcourait tout son dos et ses membres meurtris. Il commençait à ne plus sentir ses bras, les cordes nouant ses poignets ayant quasiment coupé la circulation sanguine. Le jeune homme fût moins étonné par le coup qu'on lui porta à l'estomac que par le fait qu'il ait encore une certaine sensibilité dans les mains, qu'il croyait être devenues des instruments de guerre insensibles et indestructibles. Finalement, il possédait peut-être encore une certaine parcelle d'humanité... Cette idée lui déplaisait, il n'avait eu que de mauvais souvenirs en se frottant à ce mammifère. Ses mèches sombres lui couvraient totalement les yeux, obstruant sa vue et l'empêchant de voir les cols blancs lui hurler dessus. Mais, perdu dans ses pensées, il n'entendait rien de leurs jérémiades, et il finit par s'endormir à nouveau, sans que les policiers de bas étage autour de lui ne s'en aperçoivent.

 

* * * 02

 

     "- Mais qu'est-ce que vous lui avez fait, bon sang! Il est complètement trempé, et ses mains sont gonflées de sang! Détachez-le immédiatement! C'est moi qui ait été désigné pour être son avocat, et je ne tolérerai pas qu'un tel passage à tabac soit fait sur mon client, qui plus est en mon absence! Mais pour qui vous prenez-vous, à la fin, bande d'incapables!

- Mais, nous...

-Il n'y a pas de "mais, nous" qui tienne! Vous vous croyez dans une cour de récréation? Allez, détachez-le et déguerpissez, avant que je ne vous transforme en porc laqué!"

 

     Sous cette menace quelque peu étrange, les sous-fifres s'exécutèrent dans un silence religieux. L'homme qui se trouvait face à eux n'en imposait pas par sa carrure, mais l'intonation de sa voix et l'expression sévère de son visage traduisaient une grande assurance et ne permettaient aucune discussion. Junki se redressa légèrement, libéré de ses liens, et fit se retourner l'avocat vers lui.

 

     "- Ah, tu es réveillé? Je te prie de m'excuser pour cette bande de brutes sans cervelle. Ils t'ont détaché, tu peux bouger tes bras et te lever pour marcher un peu, si tu veux.

-... Qui êtes-vous?

- Tu me vouvoies? Je ne t'en croyais pas capable après tout ce que j'ai entendu sur toi, bravo.

- Ça ne répond pas à ma question."

 

     Junki avait redressé la tête et ramené non sans mal ses bras sur ses cuisses osseuses. Devant lui se trouvait un homme qui devait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Il avait les cheveux longs, noués en une petite queue de cheval, mais quelques mèches tombaient souplement le long de ses tempes, recouvrant légèrement ses oreilles. Il avait des traits fins mais masculins, un nez bien dessiné et des lèvres vermeilles. Il était grand et fin, et on aurait pu le croire fragile s'il n'avait pas cette sorte d'aura de domination qui s'échappait de ses yeux enflammés. C'était l'archétype même du tombeur, pensa Junki.

 

     "- Je me nomme Kurogawa Saiichirô. On m'a attelé à la tâche de te défendre. En gros, je suis ton avocat sauf que tu ne m'as pas choisi et que moi c'est ma première affaire donc on m'a donné un dossier un peu au hasard. Et donc, si je ne me trompe pas, tu es...

- Risei Junki.

- Devrais-je dire que c'est une présentation courte, mais intense... tu n'as rien d'autre à me dire?

- Bof, rien de bien intéressant. Et puis, je ne vois pas pourquoi je parlerais de moi à un inconnu.

- Mais il faut bien que j'aie de la matière pour te défendre, Risei. Tiens, par exemple, pourquoi est-ce que tu te bats à mains nues, ou alors comment as-tu commencé à être aussi violent?

- Ah, vous n'êtes toujours pas au courant, malgré toutes les enquêtes que vous avez effectuées sur moi?

- Ces bons à rien, peut-être, mais moi je ne sais pas qui tu es. D'ailleurs je n'avais jamais entendu parler de toi avant qu'on ne me confie ton dossier. Mais la gendarmerie en a apparemment assez de te relâcher avec une simple mise en garde et a décidé de te traîner en justice. Bref, tu ne m'as pas l'air idiot, donc tu n'as qu'à te présenter comme tu l'as sans doute appris au lycée.

- Je n'ai pas été au lycée.

- Oh. Eh bien, j'aurais appris quelque chose. Quand as-tu arrêté les cours?

- Quand mon vieux a eu la superbe idée d'utiliser l'argent de ma scolarité pour s'acheter plus d'alcool et de cigarettes.

- ... Et il était violent?

- Un peu, oui! Et ne parlez pas au passé, s'il vous plaît. Vous n'avez qu'à regarder mon dos, c'est son héritage. Si vous voulez me rendre visite, cherchez la poubelle toiturée. Si vous y trouvez un vieux dégueulasse avec une canette de bière dans une main et une ceinture pleine de sang dans l'autre, vous êtes sûr d'être arrivé au bon endroit.

- Et ta mère?

- Recroquevillée dans un coin, se protégeant de la fumée toxique, des effluves d'alcool moisi et des débris, mais surtout des coups."

 

     Alors qu'ils parlaient, Saiichirô avait contourné Junki. Le dos du jeune homme, qui se voyait dans la transparente humidité de la chemise, était d'une finesse et d'une pâleur sensuelles et extrêmement attirantes, et était criblé d'étroites lignes rouges. Son père avait dû prendre un malin plaisir à fouetter son propre fils, encore et encore. Comment pouvait-on prendre plaisir à blesser autrui? Saiichirô n'en avait pas la moindre idée, mais il se dit qu'il préfèrerait cent fois plus arrêter le père plutôt que le fils. Toujours est-il que ce jeune homme semblait être d'une pureté incroyable. Il ne paraissait pas prendre plaisir à se battre, bien au contraire. Faire la même chose que son père le détruisait sans doute à l'intérieur; peut-être voyait-il dans ces actes un moyen d'atteindre la rédemption, ou plus probable essayait-il seulement de s'en sortir, et essayait-il par tous les moyens de devenir plus fort pour enfin stopper son père.

 

     L'avocat était ostensiblement attiré par son client comme un papillon de nuit par la lumière. Ce garçon détesté par l'homme qui lui avait donné la vie, battu et détruit jour après jour, n'ayant trouvé pour refuge que sa haine sans limites, avait uniquement besoin d'affection, de sourires et de vie.

 

* * * 03

 

     Saiichirô l'avait contourné et s'était arrêté derrière son dos. Il s'était tût, mais bien qu'il soit silencieux il continuait à dégager son aura bestiale. Et pourtant, Junki ne ressentait aucune crainte envers cet homme, qui au contraire lui semblait protecteur et sage. C'était la première fois qu'une personne lui inspirait ce genre de sentiments positifs, habituellement il ne ressentait rien d'autre que du dégoût et de l'antipathie. Mais cet homme aussi mince qu'une adolescente anorexique lui renvoyait une image de personne aimante et amicale. C'était sans doute cela, l'idée d'humanité que prônaient la plupart des gens. Junki ne connaissait rien à cela, il n'avait jamais pu qu'en rêver; ces idées nouvelles qui s'imposaient à lui créèrent comme un nœud dans ses intestins. Il restait immobile, assis sur sa chaise et les mains sagement posées sur ses genoux, et ne savait pas quoi faire d'autre. L'être derrière lui l'intriguait, mais il avait encore une certaine réticence à l’égard des autres, et il n'osait pas se retourner, il ne voulait pas voir ce si beau visage déformé par l'envie de le voir se tordre de douleur, cette expression qu'il avait tant vue sur l'hideux visage de son père. Le monde pouvait s'écrouler sous ses pieds que Junki aurait toujours en tête ces atroces déformations faciales dues au sadisme de celui qui lui avait donné la moitié de son patrimoine génétique.

 

     Cet homme qui se tenait debout dans son dos, les mains appuyées sur le dossier de la chaise aux pieds de longueur inégale, ne lui inspirait pas la même horreur que son père. Mais pouvait-il avoir d'autres expressions? Sans doute, puisque lui était humain. Junki leva une main et replaça ses mèches derrière ses oreilles, avant de se retourner lentement. Son avocat le regardait, un sourire tranquille dessiné sur ses jolies lèvres vermillon. Le garçon se surprit à penser qu'embrasser cet homme, lui caresser les cheveux devait être plutôt agréable. Il secoua légèrement la tête, provoquant un léger haussement de sourcil sur le visage de la raison de son fantasme déplacé. Ce dernier était étonné de l'attitude du jeune criminel. Le gradé de la police avait décrit son client comme étant un jeune à problèmes, extrêmement violent et désaxé. Et pourtant, c'était un être doux et timide qui s'était tourné vers lui, les cheveux trempés, les tétons roses durcis par le froid; Saiichirô s'était senti fondre devant cette vision du parfait candide, et avait senti son cœur faire un bond dans sa poitrine. Ce garçon lui faisait penser à un petit chiot abandonné qui ne demandait qu'à donner son affection à un nouveau maître.

 

     Lui qui avait toujours tenter de refouler son homosexualité avait du mal à se retenir de toucher ces cheveux semblant si doux, cette peau de jeune garçon à peine pubère et si blanche, ses membres longilignes... Non, il était avocat et cet éphèbe était son client, il ne devait y avoir qu'un relation professionnelle entre eux, et il devait haïr les hommes après avoir subi ces traumatismes. Il ne fallait pas l'approcher, après tout malgré les apparences il tabassait des inconnus presque tous les soirs, et peut-être ne savait-il pas se contrôler. Il ne fallait pas le toucher, ce n'était pas une chose qu'il avait le droit de faire, en tant que défenseur devant la loi.

 

     Lui qui s'était tué à la tâche, qui avait veillé pendant des années pour parvenir au métier d'avocat, il ne pouvait pas croire qu'il avait une aussi faible maîtrise de son corps et de ses pulsions. Il avait toujours eu que sa virilité avait été annihilée avec son souffle de vie à force de travailler de jour comme de nuit comme un damné pour pouvoir payer ses études et rester dans le haut du classement, et pourtant ce garçon de six ans son cadet éveillait en lui un désir à la fois primaire et de protection. Saiichirô éprouvait le besoin de s'enfermer avec son client, et qu'ainsi plus personne d'autre que lui ne le voie, ne le regarde, et pour que des évènements comme celui qui venait de se passer avec les policier ou les coups de son père ne se reproduisent plus jamais.

 

     Le dos de Junki était toujours voyant sous sa chemise humide, les stigmates le long de sa colonne vertébrale rougeoyaient toujours en face de lui, semblant l'attirer vers la peau tant convoitée. Pourquoi ressentait-il cela pour un autre homme? C'était tellement absurde, presque abject, mais il était debout devant l'accompli, il avait toujours su qu'il était ainsi, il ne pouvait plus se retrancher derrière ses piles de cahiers pour s'empêcher d'aimer. Le mensonge qui avait tissé l'ensemble de son existence était sur le point d'éclater et de tout détruire. Il ne pouvait décidément pas se laisser aller ainsi, il avait le devoir de rester digne. Doucement et à contre-cœur, il se recula de la chaise et revint se placer en face du garçon. Celui-çi leva son visage angélique vers lui, plongeant son regard dans le sien, d'un air interrogateur et aguicheur.

 

* * * 04

 

      Kurogawa était retourné d'où il venait, c'est-à-dire en face de lui, après resté une bonne dizaine de minutes caché derrière son dos. Que faisait-il donc? Cet homme paraissait décidément bien étrange à Junki. Il n'avait pas l'habitude d'avoir une personne à ses côtés, surtout lorsqu'il n'y avait pas de combat de prévu. Il était extrêmement gêné par le fait d'être seul avec cet homme dans un endroit comme celui-ci, clos et insonorisé, mais il était en même temps rassuré de savoir que c'était lui plutôt que quelqu'un d'autre, de plus indésirable. Avec lui, au moins pouvait-il rester lui-même, se laisser aller un peu. Alors qu'ils se fixaient comme des chiens de faïence, le garçon se dit que son avocat devait être vraiment quelqu'un d'exceptionnel pour parvenir à rester si proche de lui sans que la moindre crainte ne brille dans ses pupilles.

 

     Le monde était décidément bien étrange, et le fait qu'il puisse être attiré ainsi par une personne et penser à elle l'étonnait. Cet homme fin mais imposant lui avait comme insufflé un peu de sa vie, il faisait battre en lui un cœur tout nouveau. Comment, alors qu'il était enfermé dans cette pièce aux murs humides et légèrement moisis, parvenait-il à penser à de telles choses? Junki n'aurait jamais cru pouvoir un jour se poser des questions dignes d'un shôjo manga. Il avait honte, et il se promit que jamais, au grand jamais il ne prononcerait ces mots à haute voix. Et puis, il devait se calmer, il était en ce moment même en détention, et le plus important pour le moment était de sortir d'ici. Que ferait sa mère si son mari n'avait plus son fils à disposition pour pour dégager son trop-plein de dégénérescence? Jamais elle ne s'enfuirait, et il allait... il devait partir.

 

     Saiichirô continuait de le fixer, son aura s'imprégnant de plus en plus en Junki, le déstabilisant et l'empêchant de penser en toute impunité. Le garçon sentait ses joues brûler et son cœur battre de plus en plus intensément, et ce n'était pas dû à son envie de partir. Il savait que le responsable de son état, ici présent, l'avait remarqué, de par son sourire satisfait.

 

     "- N'oublie pas, intervint subitement ce dernier, qu'en tant qu'avocat je me dois de savoir interpréter les légères expressions de chacun, afin de pouvoir déstabiliser ou au contraire encourager mes adversaires, ou les jurés.

- Ah oui, le provoqua Junki, et en ce moment, que dit mon visage, à votre avis?

- Que vous m'aimez, je dirais.

 

Saiichirô avait dit cela d'un ton des plus naturels, mais il ne pût s'empêcher de rire lorsqu'il vit les yeux ébahis et la bouche entrouverte de sa proie.

 

- N'ai-je pas raison? Continua-t-il, les yeux brillants d'excitation, semblables à ceux d'un loup traquant sa pitance.

- Je... je n'en sais rien, répondit Junki en baissant les yeux, vaincu.

- Et moi, j'en suis sûr. Crois-moi, je ne me suis jamais trompé dans l'interprétation faciale.

- Bah, si vous êtes content peu m'importe.

- Ah oui, tu voudrais que je sois heureux?

- Non, enfin... s'exclama le jeune chiot apeuré par son nouveau maître, c'est juste... une façon de parler, voilà tout!

- Dans ce cas, je vais te dire encore une chose, c'est que j'adore ta façon de parler, mon cher Risei."

 

     Junki ne répondit pas à son avocat, il était bien trop subjugué par cet homme pour pouvoir répliquer quoi que ce soit de constructif, et il savait qu'il s'en était lui aussi rendu compte, prenant un malin plaisir à profiter de lui et de son manque de connaissance sur ce sujet sensible.

 

* * * 05

 

     "- Alors, vous en avez fini, avec le tabasseur nocturne? Demanda le gradé à l'avocat chargé de prendre sa défense.

- Oh, pas du tout, c'est un cas vraiment intéressant, je vais prendre mon temps avec lui, répondit l'interpellé avec un léger sourire en coin.

- Ouais, c'est sûr qu'il donne des frissons dans le dos, ce gamin.

- Oh oui, vous ne croyez pas si bien dire, commissaire!"

 

     Saiichirô riait ouvertement, devant la mine interrogative du policier. S'il avait su ce qu'il avait imaginé faire avec ce garçon! La veille au soir, après une journée de garde à vue et une interruption alors qu'ils s'apprêtaient à conclure, Junki avait était autorisé, avec l'aide incommensurable de son avocat, à rentrer chez lui en attendant le procès. Pas que le jeune accusé ne l'ait souhaité, mais parce que Saiichirô, en homme compétent en psychologie, le lui avait vivement recommandé et que son chiot avait décidé de lui faire confiance, ce qui était une chose nouvelle pour lui mais qu'il avait toujours voulu essayer.

 

     En vérité, Saiichirô avait surtout envie de voir son petit animal dans son milieu naturel, et notamment lorsqu'il se retrouverait face à son géniteur, et il avait décidé de le relâcher quelques temps et de le suivre pour récolter toutes les informations propices à sa défense, mais aussi et surtout à l’évolution de leur relation. Car une fois le procès terminé - et gagné -, ils ne seraient plus liés par autre chose que leur affection commune, et pourraient alors faire évoluer celle-çi autant qu'ils le voudraient. Mais après deux heures de filature, le jeune homme n'avait toujours pas avancé; Junki marchait machinalement le long des ruelles dépravées, ornées de sacs poubelle éventrés et de déchets en tous genres. Un bon point pour le procès fût que, bien qu'il passa devant nombre dealers, le semi-zombie ne se procura pas la moindre dose de drogue.

 

     Finalement, c'est encore une heure plus tard que son garçon se décida à rentrer chez lui. C'est à ce moment que Saiichirô se rendit compte que Junki n'avait pas menti en décrivant l'état pitoyable de son habitation. La façade était fissurée par endroit, les vitraux censés embellir le panneau de la porte étaient fendus par endroits et même brisés pour certains. Lorsqu'il ouvrit la porte, il demeura collé au mur et il eut raison car l'avocat vit ce qui ressemblait à une fourchette passer par l’entrebâillement et effleurer sa joue. C'est à ce moment là que Junki se retourna.

 

"- Vous voyez, Kurogawa-san, je vous avais prévenu. Vous avez décidé de me suivre, eh bien je vous souhaite un bon spectacle, dit-il simplement avant d'entrer dans la bâtisse, le regard froid et le visage semblable à une statue de pierre.

- Tu m'avais remarqué? Lui demanda l'avocat, le suivant de loin. Je croyais pourtant avoir été discret...

- J'ai trop eu l'habitude d'être épié, alors maintenant je le remarque immédiatement. Je ne vous conseille pas d'entrer, mais si c'est ce que vous voulez, faites-le maintenant, ajouta-t-il.

 

     Saiichirô le suivit à l'intérieur. Ça aurait pu être une maison familiale et chaleureuse, elle s'étendait sur deux étages et était pourvue de grandes fenêtres. Mais l'intérieur était des plus sordides. Des canettes de bière vides formaient une mosaïque sur le sol, laissant ça et là des auréoles d'un ocre écœurant. Des bouteilles d'alcools plus forts étaient également de la partie, et les murs semblaient servir de cendriers géants. On pouvait voir du sang séché, appartenant sans doute au jeune garçon mais aussi à sa mère, maculer quelques tessons mais surtout les coins des meubles. La pauvre femme était d'ailleurs accroupie derrière un de ceux-ci, un des rares à être encore debout, bien que presque cassé en deux. Elle avait les larmes aux yeux, que l'on ne distinguait plus très bien à cause des masses noirâtres qui les entouraient; ses lèvres tremblaient et elle était d'une maigreur incommensurable. Ses membres meurtris étaient tapissés de plaies souvent béantes, dues aux éclats de verres brisés qui jonchaient le sol.

 

     L'avocat resta à moitié camouflé dans l'entrée, sans enlever ses chaussures. De toute façon, même s'il s'était aventuré au front, rester en chaussettes lui aurait été fatal, après tout il avait beau avoir un grand nombre de capacités, il n'était pas un fakir. Junki, quant à lui, se tenait debout en face du monstre venu de la profondeur des cavernes qui lui tenait lieu de père. Discrètement, Saiichirô prit des photos du lieu avec son téléphone, ce qui lui serait sans doute utile pour le procès.

 

* * * 06

 

     L'homme de cro-magnon s'avançait dangereusement vers son fils. Il avait les pupilles complètement dilatées, lui donnant un air de revenant digne des pires films d'horreur et tenait un couteau émoussé dans sa main droite. En face de lui, Junki ne bougeait pas, il restait droit, fier et frémissant, ses fins muscles tendus; il était prêt à agir. Saiichirô sentait que le moment était venu pour le jeune garçon de mettre fin à toute cette histoire. Il savait bien que ce n'était que justice, mais quand bien même il était du côté de son amour sa fonction d'avocat ne pouvait se permettre de laisser son client commettre un meurtre juste devant ses yeux. Tout en réfléchissant à la meilleure issue possible, c'est-à-dire un moyen de se venger tout en gagnant le procès et donnant un avenir brillant à leur relation, il mitraillait la scène avec son portable. Et pourtant, malgré sa fausse volonté, son corps se refusait catégoriquement à stopper Junki. Il restait planté dans l'entrée, comme pétrifié, ion spectateur d'un combat à mort entre deux êtres liés malgré eux par le sang et quelques gènes.

 

     L'homme tentait de se convaincre lui-même de retenir les tremblements d'excitation de Junki, mais il craignait de ne plus pouvoir contenir la sienne propre s'il s'en approchait trop près, son désir se faisant de plus en plus fort à mesure que le vieux soûlard s'approchait de sa sublime progéniture. Il avait envie de le serrer contre lui, de se montrer aux autres, peu lui importait leur regard, peu lui importait les pensées des autres, il ne voyait aucun intérêt à se faire apprécier d'étrangers. La seule personne qui l'intéressait se trouvait devant lui et lui tournait le dos, partie de son corps qui était d'ailleurs particulièrement bien bâtie. Junki, quant à lui, ressentait une immense chaleur derrière lui, le poussant à rester digne, et à effectuer son rituel de pardon, qui serait particulièrement sanglant. Avec l'aide de cette force, il se sentait prêt à enfin passer à l'action.

 

     Tout ce qu'avait fait son père, les deux vies qu'il avait détruites, ne pouvait pas être pardonné en restant en vie, c'était totalement impossible. Mais ce soir, il allait devoir atteindre sa rédemption, et la cérémonie se préparait. Enfin sa mère retrouverait la paix et peut-être le sourire, elle pourrait partir et revenir à la vie. Et lui... peu lui importait les conséquences de ses actes. S'il ne le faisait pas cette nuit, il n'en aurait plus jamais l'occasion, il n'avait pas le choix. Au fond de lui, Junki espérait que Saiichirô le soutiendrait encore.

 

     L'homme en question, en ayant assez de rester sans rien faire, se mit en quête d'une arme efficace, les tessons de bouteille n'ayant pas un très bon périmètre d'action. Ses muscles répondaient péniblement, il avait l'impression de n'être qu'une marionnette qui se mouvait uniquement grâce aux mouvements gracieux de longs doigts osseux de celui qui se tenait devant lui. Son esprit avait fini par oublier son intention de le stopper, il lui était désormais totalement soumis. Mais les fils qui le maintenaient commençaient à trembler. Faire du ma là celui qui nous a donné une partie de notre vie, même la pire qui soit, n'est pas chose aisée, et Junki le ressentait malgré son envie de sauver sa mère. Même en se battant dans la rue, il n'avait jamais blessé mortellement ni n'avait laissé de séquelles aux lascars qu'il avait pris pour cible, cette idée le répugnant plus que tout. Il s'étonnait d'être aussi pathétique, et en ce moment il aurait tant voulu être capable d'infliger plus que des légères blessures.

 

     Derrière lui, Saiichirô s'approcha et, avec des gestes aussi lent que s'il magnait de la porcelaine, il entoura le garçon de ses bras forts et protecteurs qui ne tremblaient pas. Dans cette étreinte se ressentaient tout le désir que ressentaient les deux hommes l'un pour l'autre, sans pour autant souhaiter franchir un pas décisif et ineffaçable. A cette vision de son fils, le rose aux joues, et de l'inconnu en veste qui coûtait au moins un an d'approvisionnement en alcool, le serrant contre son torse de séducteur, le quinquagénaire stoppa net, interloqué et plus dégoûté par son fils que jamais.

 

* * * 07

 

     Le père de Junki avait laissé tomber ses armes de fortune et s'était effondré à terre, vidé de ses forces. Son esprit s'était réveillé d'un coup à la vue de sa chair enlacée par un être du même sexe que lui.

 

"- Nous devrions nettoyer cet endroit de tous ses déchêts, tu ne crois pas, Risei-san? Demanda Saiichirô, avec dans le ton de sa voix une tendresse infinie.

- Que... quoi? Balbutia l'interpellé, de plus en plus rouge à mesure que l'avocat resserrait son étreinte.

- N'était-ce pas ce que tu souhaitais en venant ici? A deux, ce sera encore plus rapide.

-Je...

- En attendant, madame Risei, que diriez-vous d'aller faire quelques courses? Je vous cuisinerai un bon repas ce soir."

 

     Les deux garçons se tournèrent d'un même mouvement vers le meuble poisseux de sang. La mère de Junki s'était relevéeen se maintenant sur le mur, les jambes tremblantes. Elle ne pleurait plus et semblait soulagée que son mari ait lâché son arme. Lentement, longeant le mur, elle se dirigea vers la sortie. Celui qu'elle avait jadis aimé, impuissant devant la tendresse de Saiichirô pour son client, secoua la tête pour se remettre les idées en place, sans grand résultat. Il tenta de se relever, en vain, il retomba comme une masse et grogna en voyant qu'un débris de verre lui avait entamé le gras des fesses. Saiichirô relâcha son emprise sur son amant et commença à déblayer le terrain. Ne comprenant pas où il voulait en venir, Junki l'imita. Rapidement, une bonne surface du salon fut débarassée de tous les détritus qui l'encombraient.Saiichirô se tourna alors vers son garçon et le regarda droit dans les yeux. A son regard, il vit qu'il avait compris.

 

     Le jeune garçon saisit le couteau que lui tendait son amoureux, celui-là même que son père avait lâché auparavant, et se retourna vers celui-ci. Le moment était venu. Sa mère était loin désormais, elle ne verrait rien, elle était libre et ne serait pas jugée.

 

"-Tu me dégoûtes, mon fils. Moi qui croyais t'avoir élevé, tu as dû prendre plaisir à te faire prendre par cet gars!

- Et toi, tu as dû prendre plaisir à boire et à nous tabasser après, tu avais le sourire aux lèvres quand ses larmes coulaient, espèce de vieux débris dégueulasse!"

 

     Le débat n'était pas clos que déjà le sang coulait sur le sol, formant une jolie flaque d'un rouge légèrement décoloré par l'éthanol. Le vieux suffoqua, regardant le couteau qui avait formé un sillon brillant reliant la base de sa nuque au bas de sa poitrine. Des gouttes perlaient aux extrémités, et il se vidait de son liquide visqueux peu à peu, la douleur étant légèrement atténuée par l'ivresse. Saiichirô prit les mains de Junki, qui lâcha son arme, et posa ses lèvres contre son cou. Il laissa un sillon humide le long de son échine, puis attaqua son oreille, ce qui fit pousser un léger gémissement à sa proie. Totalement conquis, le jeune homme perdit toute contenance et arracha tout ce qui recouvrait leur corps à tous les deux. Le père saigné à mort, eut le temps de voir son fils nu se faire caresser avec passion par un autre homme avant que ses yeux ne se voilent et que tout se perde à jamais.

 

     Saiichirô mordit le téton avec tant de ferveur que le liquide rouge se montra à nouveau, formant un petit ruisseau jusqu'au sol. Tous deux s'étaient jetés au sol et s'enlacaient violemment, laissant leurs étranges sentiments, arrivés si subitement, s'échapper. Ils pataugaient dans la mer de sang souillé, s'embrassant, se griffant et se mordant parfois, se caressant tendrement souvent. L'avocat descendit le long du ventre de Junki, puis avala ce qu'il convoitait tant, arrachant un petit cri gêné à son propriétaire. Sa langue dansait autour du fruit, tendre muscle sensible qui goûtait à la huitième merveille du monde. Après quelques temps, il s'en sépara et s'occupa d'un tout autre endroit, l'humidifiant d'abord, y jouant doucement avec ses doigts ensuite. Junki était cambré tant le plaisir était fort, et serrait ses poings pour se retenir d'hurler son désir.

 

     N'y tenant plus, jugeant que son amour était prêt, l'homme entra en lui. Le jeune parricide, ressentant un éclair de douce douleur dans tout le bas de son dos, ne put retenir un cri, qui résonna dans la gamme des aigus, à son grand étonnement. Saiichirô était à l'intérieur de lui, il pénétrait ses entrailles, le détruisait et explorait tout son intérieur, et lui procurait un plaisir immense et immoral, ce qui en ajoutait à son désir. Devant ce corps fin et jeune qui vibrait au rythme de ses mouvements, entendant les gémissements divins, Saiichirô s'excitait de plus en plus, son organe de plaisir se gonflant un peu plus à chaque fois, et il finit par déverser tout son plaisir en lui, tout en sachant qu'il n'aurait pas dû le faire sans protection.

 

     Rouvrant les yeux, il vit le torse de Junki tout humide de sueur et brillant de liquide blanc, et son visage enfin apaisé, les yeux brillants et encore pleins de désir. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Tous deux savaient que quel qu'il soit, un lendemain viendrait, dans lequel ils seraient encore ensemble, et peu importait alors ce qu'il adviendrait.

 

Fin

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